vendredi 7 avril 2017

Le Quai de Ouistreham (2010)

Début 2009, Florence Aubenas, journaliste (particulièrement "célèbre" en raison de son enlèvement en Irak en 2005), a cherché du travail à Caen. Elle s'est inscrite à Pôle Emploi en s'inventant un parcours sans aucune expérience professionnelle, comme si elle avait été entretenue par son compagnon au lendemain du bac et se trouvait, à 48 ans, dans la nécessité de gagner sa vie pour la première fois suite à une rupture. Pôle Emploi l'a aiguillée vers la profession de femme de ménage et elle a donc commencé à répondre aux annonces pour ce type de poste et à suivre des formations dans le domaine de "la propreté". Son objectif: partager la vie des catégories de population les plus fragiles et plonger dans la précarité jusqu'à l'obtention d'un CDI.


Travailler comme femme de ménage en 2009, au plus fort de la crise, alors que personne ne comprenait bien ce qu'il se passait, à Caen, une ville qui apparaît comme déjà sinistrée depuis vingt ans, avec les usines qui ont fermé les unes après les autres depuis le début des années quatre-vingt-dix... Le quotidien de Florence et de ses collègues est triste et horrifiant. Tours de ménage d'une heure à peine, CDD de deux jours, non-respect du salaire prévu par la convention collective (qui est supérieur au SMIC de dix centimes de l'heure – oui, dix centimes!), temps de déplacement démesurés pour atteindre des lieux isolés s'ajoutent à la fatigue facilement imaginable d'un métier que l'on sait pénible. Là, on passe tout de même du pénible à l'esclavage...

La Normandie présentée ici est particulièrement sinistre. On est loin de la vision que j'en ai depuis quelques années, en Francilienne de passage pour quelques jours de repos. L'emploi fait cruellement défaut (imaginez un salon de l'emploi où la perle des annonces est un poste de maçon en CDI au SMIC) et il est forcément précaire quand il existe. D'ailleurs, certains ne cherchent plus un contrat mais "des heures", et l'auteur a entendu des chômeurs demander à leur conseiller Pôle Emploi de travailler pour moins que le SMIC pourvu de travailler. Pôle Emploi recense 200 annonces pour tout le Calvados, puis seulement 130 la semaine suivante, puis seulement 75 la semaine d'après... Et Florence et ses collègues asticotent les ferrys de Ousitreham au galop, avec un rythme d'une minute ou deux par cabine (lit, douche, toilettes, sols compris), avant de repartir grapiller une heure quarante-cinq de ménage ailleurs ou faire un remplacement au pied levé.

Ce qui est décourageant avec ce genre de lecture, c'est l'impression que rien n'a changé depuis que Zola a écrit les Rougon-Macquart, que le quotidien des couches les plus défavorisées reste le même mélange de misère financière, d'ignorance et d'étroitesse d'esprit et d'horizon depuis un siècle; et puis la peur de voir que c'est ça, l'Occident qui est la région du monde la plus avancée? Mais on ne peut pas faire mieux pour aider ceux qui en ont besoin? Et où on en sera dans un siècle? Comment les enfants élevés en ce début de XXIe siècle par des parents condamnés à ce genre de vie pourront-ils faire mieux?

Ce qui, au contraire, soulage une lectrice telle que moi, c'est, très égoïstement, la réalisation que ma propre définition de la précarité (par exemple ma profession libérale à statut d'auto-entreprise, un système si décrié par certains) est merveilleusement stable par rapport à un CDD de deux jours, et puis que mes problèmes économiques ne sont guère graves par rapport à ceux de ces femmes de ménage – ce qui m'a donné l'impression, pendant quelques jours, d'être vraiment hyper privilégiée. Même mon expérience Pôle Emploi n'a rien à voir avec celle qu'a eue Florence Aubenas à Caen: dans mon agence des Yvelines, le personnel est aimable et même chaleureux (sans oublier tout à fait compétent) et les demandeurs font la queue dans le calme sans que personne ne s'énerve; le désespoir ne suinte pas des murs, des ordinateurs et des imprimantes en panne, des agents débordés et stressés, des demandeurs angoissés...

Du point de vue de la forme, le livre se lit très bien, il est rédigé dans un style sobre, sans aucun sentimentalisme; on le met de côté et on le reprend facilement mais il n'en a pas moins une certaine force de ton qui lui convient très bien.

L'avant-dernière chose que vous devez vraiment savoir: pourquoi ce livre?
Et bien tout simplement parce que je vais en thalasso à Ouistreham depuis plus de deux ans avec mon Homme, à deux pas du ferry où à travaillé Florence Aubenas d'ailleurs, alors quand quelqu'un en a parlé à Livrés à domicile sur la RTBF j'ai pensé que j'étais obligée de le lire. (Notez combien je suis privilégiée: je vais en Normandie en thalasso.) Et puis parce que le poche était mis en avant dans l'adorable librairie de Ouistreham où je passe à chaque fois, Des vagues et des mots.

La dernière chose que vous devez vraiment savoir: quid de ma vision de la Normandie?
En entamant ce livre un samedi, je me suis vraiment dit qu'en fait je ne dois pas aller vivre en Normandie, une espèce de rêve que je caresse depuis quelques années (mais sans aucun espoir de concrétisation réelle du fait que mon Homme veut, lui, aller vivre dans le Sud; je pense qu'on est condamnés à rester où on est en Île-de-France ^^). Le dimanche, toutefois, je suis allée monter du côté de Vernon et j'en suis revenue à mon beau rêve de champs, de chevaux, d'air pur, de gens sympas et de prix accessibles, et j'ai recommencé à me dire "ha ma Normandie chérie"... 💖🐴

4 commentaires:

  1. J'ai un peu peur de le lire celui-là, faudrait que je sois blindée avant de l'attaquer (par contre j'ai un peu tous les livres à la bibliothèque donc je pourrais au moins en ouvrir un un jour !)

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    1. Pas forcément blindée... Ce n'est pas non plus bouleversant... C'est surtout révoltant en fait.

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  2. Après on tape sur les chômeurs en les traitant de fainéants... Et pendant ce temps, y a des gens qui s'enrichissent de manière indécente qu'ils ont tellement de fric qu'ils pourraient se torcher les fesses avec des billets de 20 sans que ça ne fasse rien à leur portefeuille. Rhaaaa ça m'énerve, ça m'énerve ça m'énerve cette injustice.
    Combien de temps elle a fait ça Florence Aubenas?

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    1. Oui c'est énervant et révoltant. Il y a un vrai manque de dignité dans ce genre de métier peu reconnu et mal payé alors que c'est très dur.
      Elle l'a fait environ six mois, jusqu'à ce qu'on lui propose un CDI. (Un CDI de luxe pour sa profession vu qu'il prévoyait trois heures de travail par jour...)

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